mercredi 23 mai 2012

Men in shades of gray

23:41, hauteurs d'une tour parisienne. Nième nuit blanche en tête à chiffre avec son tableur. Quelque chose cloche.

23:42. C'est pas possible. Ça tombe juste. Parfaitement juste.

23:42, mais juste un peu plus tard. Clignotement de tous les néons de l'open space. Le clic à peine audible du disque dur qui freine sa course un instant, comme un palpitant de sénateur en entretien d'embauche à Budapest.

"Merde merde merde merde putain me plante pas putain merde maintenant, PUTAIN !!!"

Et d'un coup ne plus se sentir tout à fait aussi seul dans les bureaux. Trop tardif pour être les africaines sans papier préposées au vidage des espoirs et des corbeilles. Trop tôt pour les plus précoces des lèche-cul (on a beau être en période de bilan, y'a des prolongations nocturnes réservées aux vrais insomniaques.)

"Pardon de vous déranger, Monsieur K, mais il faut qu'on vous parle une fraction de seconde."

Le cocktail de cholestérol et de caféine lui servant de sang ne fait qu'un tour, tandis qu'il en accomplit un demi sur sa chaise.
Le temps de vérifier que la voix inconnue au bataillon ne sert pas de bande sonore à un porteur d'artillerie légère, mais à un complet-veston de vague mauvais goût, couverture d'un quidam tellement commun que l'usage de tout adjectif trahirait l'exactitude de la description.
A ses côtés, petit, moche, navrant, un con rieur semblant avoir copié son costume et mérité ses épithètes.

"Ne paniquez pas. Nous avons peu de temps. Je suis l'agent Robert, et voici mon collègue, l'agent Durand."
Nous savons qu'il est tard, mais nous aurions quelques vérifications à faire. Je ne vais vous cacher que le nécessaire : il est possible que vous soyez en danger. "

"Je..."

"Veuillez ne pas poser trop de questions, et répondre aux miennes : à quelle heure vous êtes vous levé ce matin ? A combien s'est élevée l'addition au restaurant avec votre femme hier soir, et surtout, surtout, quel est le résultat de la cellule A42 dans votre spreadsheet ?"

Matrix, les notions d'Histoire et un profond mépris pour les recalés à l'expérience de Milgram mis à part, il est futile d'espérer résister à un numéro de Gestapiste aussi peu convaincant après 3 heures de macros Excel. L'esprit sait, et cède.

"Je me suis réveillé quand mon réveil à sonné, à 6h30 ce matin. Enfin, à 6h29, c'était le genre de matin pénibles où on voit le quartz bouger pour annoncer la fin du dodo."

"Nous avons dîné dans une brasserie du 2ème. Puisque ça vous intéresse tant, ma femme a pris un plat de poisson et moi un rumsteck. Je craint que l'évènement le plus significatif de la soirée soit que le serveur était un gros con, mais que ma femme *et* ma viande soient arrivées chacune tout à fait à l'heure et parfaitement cuites."

"Et voilà quelques heures que je reprends ma feuille de calcul dans tous les sens pour m'en convaincre, mait figurez vous qu'inexplicablement, la cellule A42 vaut bien 0.0 points. Par contre, je vais vous décevoir, j'ignore où se planque Jean Moulin, mais mon colloc jure avoir vu Ben Laden au kebab hier soir."

Le moins signifiant des deux gusses interrompt un moment ses oeillades à son collègue. Et ouvre la parole.

"Ça se confirme. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Vous devriez écouter attentivement ce que je vais vous dire : allez vous coucher. Et finissez vos calculs demain."

"Ça va être compliqué, je dois les rendre avant 6h"

"Alors allez vous coucher et ne finissez pas vos calculs demain. Cela vaudrait mieux pour tout le monde."

"Bon écoutez, vous êtes rigolo, mais là j'ai du boulot à finir, il doit être presque minuit avec vos conn..."

Un coup d'oeil sur sa barre de tâches pour finir son coup de sang sur un horaire exact.

23:41.

"Rassurez vous, vous n'êtes pas Bill Murray. Nous avons simplement profité d'une leap second négative."

"Une quoi ?"

"Une leap second négative. C'est des petits ajouts qu'on fait pour changer artificiellement la durée des journées. Sans quoi, on accumulerait des délais, il serait minuit en plein jour, et ça ficherait le bordel. C'est une de notre maigres armes contre Elles".

"Qui ça 'Elles' ?".

"Les décimales. Les erreurs d'arrondis. Les morceaux de rien loin après la virgule."

Robert de se taire. Et Durand de ne dire que dalle. "..." ne saurait pas décrire suffisamment le silence qui suit. En même temps c'est de l'écrit, l'auteur fait ce qu'il peut. Zut.

Robert poursuit :

"Depuis la nuit des temps, l'homme à compté en entiers naturels : le nombre de doigts qu'il avait sur ses mains, de patate qui poussaient dans son champ, de boeufs, d'ânes et de femmes qu'il pouvait envier à son voisin."

Durand rattrape :

"Avec le progrès est venu le débat, et on a inventé la fraction pour voir les verres à moitié vide. Les optimistes ont soutenu mordicus qu'il buvait des coupes à moitié pleines, et les plus dépressifs prétendaient ne les voir qu'à moitié bues, par des tarés herpétiques qui coupaient leur Martini au GHB."

"Il a fallu ces cons de Grecs pour qu'on commence à entrer dans le Réel. Je veux dire, le Corps des Réels. Ces saloperies qui ne sont jamais vraiment la moitié, ni le tiers, ni le quart, ni le quoi-que-ce-soit-t'ieme de quoi-que-ce-soit d'autre. Vous connaissez Zénon ? C'est un type qui court après une Tortue et qui à chaque pas divise la distance qui les sépare. Le plus cons des athèles vous dira que la bestiole va finir en soupe, mais pour un mathématicien grec, si il ne fait vraiment que diviser la distance, il ne l'attendra jamais vraiment."

Robert à la corde :

"Bref, tant que ça restait un truc de coureurs Grecs, passe encore, mais les gens ont commencé à se servir des réels pour faire des trucs. Principalement calculer des trajectoires pour envoyer des machins tout à fait entiers pour réduire leurs voisins en fraction, c'est à dire, pour toutes considérations pratique, à rien. Le découpage de l'adversaire, c'est ça la première erreur d'arrondi.

"On a survécu pendant les siècles où les mathématiques étaient affaires de philosophe et d'arbalétrier. Même les commerçant nous ont longtemps foutu la paix, à ne jamais descendre au dessous des centimes."

Et Durand d'embrayer :

"C'est au XXe que c'est devenu le bordel. Avec le développement de l'informatique, on a commencé à pouvoir faire des calculs absurdement précis. Et les gens aimaient ça. Ils calculaient tout, tout le temps, rien qui ne soit foutus en chiffres, mis en équation et surtout en résultat d'équation. Résultats approchés, bien sûr. Un réel ne rendre un ordinateur. Même un truc aussi que Pi, le bon vieux rapport des traceurs de cercles, ne peut pas tenir dans un ordi en entier, si j'ose dire. Il a fallu arrondir. Ignorer des parties insignifiantes. Oublier des décimales.

Elles n'ont pas aimé. Et Elles se vengent."

Il aurait bien écouté tout ce charabia, si ces yeux se décollaient de son horloge toujours bloquée sur 23:41.

"Ça a été subtil, mais on a fini par s'en rendre compte. Partout, des petites sommes s'additionnaient, des calculs se retrouvaient à tomber juste sans explication logique. On a mis trop de temps à comprendre que toutes les décimales qu'on avait viré se retrouvaient quelque part, et qu'Elles avait envie qu'on les remarque. Vous l'ignorez probablement, mais c'est une succession improbables d'erreurs d'arrondis qui est la cause de tous les cataclysmes de la fin du XXe.

C'est à cause des arrondis que le pont de Tacoma s'est effondré en 1940, juste quand les Américains commençaient à construire leurs machines à calculer pour le projet Manhattan."

"Ce sont les arrondis qui ont fait perdre Al Gore, et gagner Georges Bush. "

"Lady Gaga travaillerait dans une pizzeria si les arrondis n'avaient pas boosté ses ventes."

"Et on est persuadé que c'est à cause d'un afflut de décimales chez les tailleurs, en représailles à l'Epoch du 1er Janvier 1970, qu'on a eu les pattes d'éléphants."

"Cela fait plusieurs mois qu'on vous traque, Monsieur K, et nous ne savons pas pourquoi, mais les décimales vous en veulent. Vous avez eu beaucoup trop d'arrondis qui tombaient juste dans les dernières semaines de votre vie. Je suis sûr que si on vous collait un stéthoscope au torse, vous auriez une pulsation de métronome. Elles accumulent sur votre dos. Je ne sais pas quand ça va retomber, mais pour quelqu'un de votre profession, ça peut être terrible."

"Soyez prudent."

23:42.

Seul, évidemment. Punaise. Arrêter le Red Bull.

"Tu duh tu duuuuuh"

Aaah la vache. Penser à enlever la sonnerie de 24 de son portable, avant l'infarctus ou la 7ème saison. Message inquiet de son amoureuse. La rassurer.

"Tkt pa, g fini, j rentr. Biz. JK"


(Au fait, merci à Ju, Gillo et Benji pour l'idée ;) )